Ilja Tschlaki
<

L'ACTRICE

(Актриса)


(Monologue)

Traduction française Tania Moguilevskaia & Gilles Morel


Un théâtre. Une scène. Tard dans la soirée. Une femme entre, plus très jeune, avec un balai et un seau. Elle pose le seau par terre, commence à balayer la scène. Elle se fige pendant un temps, regarde la salle.

Bonjour, bonjour, bonjour, mes chers, mes bien-aimés ! Si vous saviez à quel point vous m'avez manqué, si seulement vous saviez ! Comment va la vie sans moi ? Je sais, vous vous sentez aussi mal que moi. Quand l'un des amoureux souffre, l'autre est tout autant dans la tourmente. Il ne peut en être autrement, j'en suis certaine. Nous nous tourmentons, pleurons, nous arrachons les cheveux, notre rire faussement gai ne provoque que la compassion des autres. Où es-tu, mon spectateur gentil et fidèle, où es-tu, mon spectateur bien-aimé ?! Je ne peux pas rester une seconde sans toi, sans ton attention, sans tes caresses ! Où es-tu, par où es-tu passé ?!

Et où es-tu toi, notre Prima Donna, notre star qui faisait de nous ce qu'elle voulait ?! Je suis là, là ! Et nous, on est resté là-bas, là-bas. Et pour chacun qui sait voir, la chose est claire : ils ne sont pas en mesure de vivre l'un sans l'autre, parce que leur amour est si fort...

Leur amour est si fort, leur amour est si fort. Eh ben, tu parles trop ma vieille. Vas-y, continue ton labeur, balaie, balaie, mon petit balai.

A propos, beaucoup de choses dépendent du balai. Bien sûr, savoir manipuler cet objet magnifique est également important, cependant, le balai en lui-même passe en premier. Parce que même un ours, on pourrait lui apprendre.

Tu poses la main droite ici, la gauche un peu plus bas et tu commences par des mouvements calmes et réguliers ce travail qui sait si bien calmer les nerfs. Un-deux, un-deux, un-deux, un-deux. C'est un très beau métier. Blague à part, être une balayeuse extra-classe, ça aussi il faut pouvoir y arriver. Moi, j'y arrive. Et vous ? Vous par exemple, mon honorable monsieur, vous ne pourriez probablement pas, je le vois à votre visage. Vous l'avez trop intellectuel, trop. Alors que nous, on est des gens simples, pas fiers. Et vous, citoyenne, vous pouvez toujours sourire, je sais ce que vous pensez. C'est une chose de balayer à la maison, mais une chose complètement différente de le faire dans un théâtre, sur une scène.

Mais qu'est-ce qui nous prend, franchement, de nous conduire comme des sauvages, moi, sur scène en train de bavarder, bavarder... Est-ce que pour jacasser qu'on est venu ici ? Pas bien convenable tout ça.

Messieurs, honorables dames et messieurs, pendant seulement deux jours, aujourd'hui et demain, Ekaterina Levina, une étoile des planches russes de renommée mondiale va se produire dans notre théâtre. Pour honorer cette visite de la célébrité, des feux d'artifices seront organisés, tous les habitants de la ville recevront une bouteille de bière gratuite et une saucisse. Alors, vous avez avalé votre langue maintenant ? Ah-ah, vous ne vous y attendiez pas ? Nous, on est comme ça ! L'invitée d'honneur est accueillie par le bourgmestre accompagné de son épouse, du ministre des affaires intérieures et d'autres personnalités officielles. Le Chancelier et le Président ont exprimé leur désir de participer. Mais on leur a refusé, ces serviteurs du peuple ne le méritent pas. Ekaterina a dit : non ! Elle n'ira pas à leur déjeuner, je peux vous l'assurer. Ce n'est pas comme si elle mourait de faim. Ce n'est pas pour ça, gentes dames et bons messieurs, que nous sommes venus ici, pas pour nous empiffrer jusqu'à nous évanouir, nous avons d'autres desseins. L'art ! Avec cet art, qu'il soit triplement damné, vous n'imaginez pas comment nous allons vous tabasser !... Vous allez sangloter ! Mourir de rire ! Et vous finirez bien par apprendre enfin à réfléchir ! Parce que dans vos caboches, il n'y a pas une seule pensée, à part l'argent. Et l'âme ? A quoi diable sert-elle à votre avis ? Vous allez à l'Eglise, mais l'âme, vous l'avez oubliée ! Qui va penser à elle alors, elle, si abandonnée, si malheureuse ?!  Moi ?! Non, je n'y arriverai pas, l'âme étrangère est une sale affaire. Et puis j'ai pas le temps : des tournées tout le temps, des déplacements... Un-deux, un-deux, un-deux ...

Que Dieu la garde, l'âme. Nous en parlerons peut-être, d'elle et de Dieu un autre jour, quand il fera moins beau. Aujourd'hui, la soirée est si délicieuse que nous n'allons pas nous gâcher l'humeur les uns aux autres. Vous voulez vous amuser, les enfants ? Calmement, sans vous énerver, vous allez répondre doucement à cette question : vous amuser. C'est un souhait compréhensible. Ne vous inquiétez pas, nous allons vous amuser. 


  .............................